La question de la beauté est
secondaire en peinture, les grands peintres du passé étaient considérés comme
tels lorsqu’ils avaient développé du monde une vision à la fois cohérente et
innovante ; ce qui signifie qu’ils peignaient toujours de la même manière,
qu’ils utilisaient toujours la même méthode, les mêmes modes opératoires pour
transformer les objets du monde en objets picturaux ; et que cette
manière, qui leur était propre, n’avait jamais été employée auparavant. Ils
étaient encore davantage estimés en tant que peintres lorsque leur
vision du monde paraissait exhaustive, semblait pouvoir s’appliquer á tous
les objets et toutes les situations existants ou imaginables. Telle était la
vision classique de la peinture, celle á laquelle Jed eut l’occasion d’être
initié pendant ses études secondaires, et qui se basait sur le concept de
figuration ; figuration á laquelle Jed devait, pendant quelques années de
sa carrière, assez bizarrement, revenir, et qui devait, encore plus
bizarrement, lui apporter au bout du compte la fortune et la gloire.
Jed consacra sa vie (du moins sa vie professionnelle, qui devait assez vite
se confondre avec l’ensemble de sa vie) á l’art, á la production de
représentations du monde, dans lesquelles cependant les gens ne devaient
nullement vivre. Il pouvait de ce fait produire des représentations
critiques ; critiques dans une certaine mesure, car le mouvement général
de l’art comme de la société tout entière portait en ces années de la jeunesse
de Jed vers une acceptation du monde, parfois enthousiaste, le plus souvent
nuancée d’ironie.
Michel Houellebecq, La carte et le territoire
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