Je veux raconter les souvenirs de mon apprentissage du français au
baccalauréat, il y a plus de quarante ans. Je jure que les événements insolites
qui suivent, et qui seront détaillés par la suite, sont en toute rigueurs
véridiques.
À cette époque, le français était la langue principale enseignée dans les
classes. Contrairement à aujourd’hui, l’anglais avait disparu des programmes
scolaires, et l’on ignore les raisons pédagogiques ou politiques derrière cette
décision. Quoi qu'il en soit, le régime franquiste était aussi mal vu par la France
que par l’Angleterre. Mais bon, les intentions des dictatures militaires
restent souvent très obscures… J’ai passé mon
baccalauréat au Lycée public Alfonso VIII (du nom d’un roi du Moyen Âge) de
Cuenca, un établissement sérieux et exclusivement masculin (ça va de soi) : le
lycée des filles était situé dans une autre partie de la ville. Il s’agissait
d’une séparation ontologique, essentielle et dictée par la nature, selon le
proviseur, l’évêque et l’élite intellectuelle de la ville. Je suis allé à
Cuenca parce que mes parents, tous deux fonctionnaires de l’enseignement,
avaient été mutés de Madrid vers cette petite ville de province. J'y ai vécu jusqu'à mes dix-huit ans.. Je ne l’oublierai jamais.
La professeure de français s’appelait Doña Teresa. C’était une veuve d’un
âge indéfini, petite, brune, un peu dure d’oreille, qui exigeait des élèves un
respect strict, mais sans forcément leur rendre la pareille. Elle adorait le
cognac, d’après certaines mauvaises langues. On racontait qu’avant le cours,
elle prenait deux ou trois bonbons dans les toilettes pour masquer la senteur
de la bouteille de Soberano. Nous utilisions un livre intitulé « Miroir de la France », une anthologie
de textes littéraires, principalement d’auteurs classiques comme Racine,
Corneille ou Molière (mais pas Voltaire, interdit par l’Église). Le miroir
montrait aussi quelques passages de Sartre (incompréhensibles) ou de Camus
(déprimants). C’était un miroir de la France des XVIIe et XVIIIe siècles, car
la France contemporaine était une démocratie, et l’on pouvait y poser certaines
questions… Le livre comportait également des textes « sur l’actualité de notre
pays », ajoutés évidemment, dont les sujets, je me souviens, étaient sportifs
(La gloire du Real Madrid), héroïques (L’Espagne, en tête), homophobes (La
maladie de notre siècle) ou machistes (La femme au volant). C’était, en somme, la
fameuse éducation aux valeurs !
À cette époque, l'enseignement du français se concentrait sur quelques compétences clés. Tout d'abord : la version (français-espagnol) et la version indirecte (espagnol-français) des textes classiques. Après tout, c’est ainsi que les dictionnaires sont présentés. Il est facile d’imaginer la qualité de nos traductions du Cid de Corneille, de Phèdre de Racine ou de Tartuffe de Molière. Pour « corriger les nuances et saisir le sens », Doña Teresa lisait à voix forte les traductions des livres de poche de la collection Austral… que personne n’écoutait. Peu importait. Heureusement, aux examens, nous avions à résoudre des phrases comme : « ma mère m’aime », c’est-à-dire « je suis aimé par ma mère ». Parfois, la justice existe dans le monde. Cependant, la moitié de la classe échouait toujours à l’examen. Pour la partie « thème », elle nous apportait des copies de textes du Don Quijote, du Lazarillo ou de La Celestina… Glorieux et mémorable fut notre début du Quijote ou les lamentations de Calixte pour la mort de Mélibée… Heureusement, le « thème » ne faisait pas partie de l’examen. Quel soulagement, mon Dieu ! Comme le dit le dicton : « Le bon Dieu serre la corde autour du cou, il serre, il serre, mais ne va pas jusqu’au bout».
Il faut remarquer que nous ne
parlions jamais en français ; seulement certaines expressions que le serveur du
bar au coin connaissait. C’est le français touristique, le registre Benidorm !
Le but, c’était le vocabulaire. Doña Teresa nous obligeait à préparer un tas de
fiches « par ordre d’importance lexicale ». La professeure était une défenseuse
acharnée d’une devise qui commençait à monter dans la liste des succès : «
apprendre le français en mille mots ». La bêtise, c’était ça.
Elle faisait l’appel et puis, par
hasard :
- Rodolfo (en espagnol,
évidemment), est-ce que tu as apporté les fiches de vocabulaire ?
Donne-les-moi. [Alors, elle mélangeait les fiches et en prenait une].
- Voyons, Roberto ou Rodrigo ?
Qu’est-ce que signifie le mot pourtant ?
- Por tanto, Madame…
- Por tanto, mon
petit, tu es stupide… je vous ai répété deux mille fois que... Tu es sourd,
donc. La classe en général est une nullité. Qu’est-ce que tu préfères, un zéro
ou être exécuté au lever du jour ?
- Être exécuté, madame.
- Pourtant, je vous mettrai un
zéro. Et disparais de ma vue.
Souvent, la classe chantait en
chœur et par cœur. On apprenait la conjugaison verbale de cette manière. Elle
écrivait sur le tableau les temps verbaux du verbe parler, l’unique
que nous connaissions, et nous hurlions à tue-tête… Au fond, on écoutait le
rythme monotone des quelques propos obscènes, licencieux, qui rimaient avec la
conjugaison. Heureusement, la surdité la sauvait du mauvais goût de mes
camarades. Nous chantions aussi des chansons célèbres, comme Sous le
pont d’Avignon, Dans le jardin de France, Frère Jacques... et, quand Doña Teresa
avait dépassé les niveaux d’alcool dans le sang, nous chantions La
Marseillaise.
C’était la guerre. Don Miguel, le professeur de philosophie de la classe d’à côté, frappait à notre porte et entrait très pâle : Ça fait peur Teresa, je l’annonce, un jour tu seras guillotinée !
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